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Alcool et confusions

  • Photo du rédacteur: Niamké-Anne Kodjo
    Niamké-Anne Kodjo
  • 3 déc. 2021
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 févr. 2022


Dans les années 90, un adolescent abidjanais jaugeait sa valeur en sorties (#gasoils en nouchi), alignait sa mesure temps entre sa dernière sortie et la suivante. En général, on se donnait rendez-vous dans un maquis du légendaire #Allocodrome de Cocody pour se régaler de brochettes au cancan et de choukouya (savoureux morceaux, d’origine incontrôlée, de poulet ou mouton mariné et pimenté, cuits à l’étouffée) et se désaltérer au Coca, Sprite ou Fanta et au jus de gingembre. Quelques cancres commandaient une bière, car à l’époque – et les choses ont tristement bien changé aujourd’hui- l’abus d’alcool (i.e. de vin de palme ou de bière) était clairement un vice réservé aux loosers. On espérait bien pouvoir assouvir sa tocade et il n’était pas rare que l’épilogue ait emprunté des chemins moins chastes que ne le stipule le protocole mondain. Aussi valait-il mieux être sobre ! En jeune ingénue surprotégée, donc privée de toute échappée nocturne de quelque nature que ce soit, je gobais à la récré du lendemain, les récits fleuris et lubriques, suintant les hormones et la moiteur tropicale, rapportés et certainement amplifiés pour ne pas dire fantasmés par mes camarades de classe.

Aya, son amie et son cousin dans un maquis de jour sur la planche gauche. L'amie d'Aya se rend dans un maquis de nuit pour un rendez-vous galant sur la planche droite. Source : la série de bandes dessinées #AyadeYopougon écrite par Marguerite Abouët et illustrée par Clément Oubrerie, planche 105 du tome 3 à gauche et planche 77 du tome 1 à droite.


Je n’avais qu’une hâte pour entamer mon éveil sensuel : passer le bac, fuir aussi loin que possible le cocon familial, pour m’adonner à mon tour au folklore de la parade amoureuse. C’était sans compter le froid narcotique et les relents puritains de la nouvelle ville que j’eus le malheur de choisir pour démarrer mes études… ou que mes parents eurent le génie de subrepticement m’imposer ?! Ah les traitres : volets baissés à 19h30, dernier bus à 20h, centre-ville désert le dimanche, impossible de s’encanailler dans cette bourgade de province.

Fort heureusement, grâce à la générosité des utopistes européens, je me suis inscrite au programme #Erasmus et m’envolai pour un an à Birmingham, découvrir mes futurs concitoyens Outre-Manche : un sujet d’étude qui promettait d’être instructif si on se réfère à la prodigalité de comédies romantiques produites en Grande-Bretagne ! Fitzwilliam, Daniel, James, une métisse au French accent is on the way et l’on dit que son appétit contrarié a stimulé sa nature curieuse. Please come in! Après mon expérience cruelle de l’isolement dans mon petit trou du Loiret, je débarquais au centre d’un campus bouillonnant, débordant d’énergie, où se croisaient des étudiants de tous âges, de toute origine, riant, se taquinant ostensiblement et avec délectation. Cela augurait des meilleurs gasoils à l’anglaise, mon contentement était total ! Accueillie chaleureusement par mes colocataires, j’étais invitée à les rejoindre pour la première soirée de la rentrée. Pomponnée, gominée, parfumée, j’embarquais donc confiante à bord de la soirée de ma vie, entourée de mes flatmates survoltées qui semblaient avoir oublié de me dire qu’il s’agissait d’une soirée costumée, dont le thème devait s’apparenter à « mise à nue » ou « sexy lingerie ». En chemin, nous nous sommes arrêtées à une épicerie pour acheter des bières qu’elles ont descendues avant que le bus n’arrive. Une fois devant la boîte de nuit, elles faisaient religieusement la queue une bière à la main, puis devant le vestiaire elles patientaient le manteau dans une main et une nouvelle bière dans l’autre. Je commandais donc ma première pinte, libérée de mon manteau, mon pull, mes gants, mon écharpe et mon bonnet, quand mes comparses toujours en déshabillé satin attaquaient la quatrième. Leur cri de guerre lancé sur le palier de notre appartement (« let’s get pissed ! ») aurait dû me mettre la puce à l’oreille… Et j’allais rapidement découvrir que j’avais enregistré un irrattrapable retard sur toute la clientèle qu’elle soit sur la piste de danse ou déjà avachie sur les banquettes. Aïe Aïe Aïe… Vous l’aurez compris, point de Fitz ni de James en état de me demander mon nom. A quoi bon tout cet étalage de viande si on s’en tient au houblon ? Pro-européenne assumée, j’ai fait un crochet par l’Allemagne où je n’ai rien trouvé de mieux que de fréquenter des Allemands, des Suédois et des Finlandais. En six mois, j’ai digéré 150 litres de mousse, gagné trois tailles mannequin, hérité d'une peau grisâtre et boutonneuse, et perdu tout sexappeal. Enrichie d’amis du nord pour la vie, je m’en retournai en France, alcoolique et la vertu intacte.

Trois décennies plus tard, quand mon mari m’informa que nous avions la possibilité de partir vivre en #Thaïlande, je ne pus m’empêcher de hurler intérieurement contre ce coquin de sort qui allait me plonger dans la ville des anges de la nuit, me soumettre à la tentation des massages coquins et de la libération du carcan des genres, quand j’étais finalement rangée, engagée pour la vie à un homme en or et aux deux enfants qu’il m’avait donnés. Sur place, je reconnus que la réputation de cette vie nocturne dépravée était surfaite car finalement concentrée dans deux quartiers de la mégalopole quand la grande majorité de la population se montre particulièrement discrète et pudique. Allais-je donc replonger dans les effluves enivrants des liqueurs ?

Non ! Au pays du sourire, la réserve n’est pas troquée pour l’ivresse. Les mariages sont célébrés coquettement en général entre 16h et 19h et sans alcool, les repas entre amis sont copieux et arrosés d’une large gamme de boissons sucrées, gazeuses et fruitées. Comme en Côte d’Ivoire, la Thaïlande subdivise très nettement sa société en strates distinctes qui cohabitent et se fréquentent sans jamais se mélanger vraiment. Il convient de bien se distinguer les uns des autres. Aussi les plaisirs de l’ébriété sont réservés aux voyous, aux sans-sous, à la classe de ceux qui n’ont pas grand-chose à perdre. Comme à Abidjan, le mariage à Bangkok n’a pas la solennité de l’engagement du couple en Europe, il se fait et se défait facilement ; les femmes de la ville sont indépendantes et les hommes sont volages. Chacun sort de son côté et… et bien je ne sais pas ce qui se passe derrière les portes !

Mais à en juger les peintures murales ultra suggestives dans de nombreux temples, on est en droit de penser que la parade amoureuse y est aussi parfaitement maîtrisée !

Après toutes ces expériences nocturnes, je constate à l’orée de mon bilan de cinquantenaire que j’ai hérité de la pudeur européenne et de la sobriété africaine d'antan… Si l’on dit que le métissage consiste à tirer le meilleur des deux parties, il sera honnête de dire que je suis la preuve vivante que les ratés existent. Les voyages forment la jeunesse, mais la génétique la rattrape ! Dans toutes ces soirées, depuis trente ans, je me demande encore : "Mais comment font les gens ?"

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